Parents : « Aimer, ce n’est pas tout offrir »

A force d’être comblés de tout par des adultes qui pensent bien faire, les enfants d’aujourd’hui développent de plus en plus de troubles psychologiques, constate Diane Drory, psychologue spécialiste des troubles de la petite enfance et de l’adolescence. Pourtant, connaître la frustration est nécessaire à la construction de notre identité.

Réalités Familiales n° 126/127
Réalités familiales 126-127 Défense des consommateurs

Réalités Familiales n° 126/127

Par Diane Drory, Psychologue et psychanalyste

Les enfants « manquent de manque ». Qui est en cause : les parents ? La société ?

La société évolue et propose toujours plus de choses à consommer en effet, et en toute chose l’excès nuit. Le piège de notre société occidentale, c’est aussi un excès d’individualisme, avec finalement beaucoup de solitude. Pour les parents, il est important d’être attentif aux enfants, de les aider à entrer dans la société et à y trouver leur place, à rester « un parmi d’autres ».

On ne peut pas réellement parler de « faute » des parents, alors qu’ils sont guidés par l’amour ! Mais ces gestes aimant ne porteront pas forcément leurs fruits. Pour le bien-être de l’enfant, pour qu’il n’ait besoin de rien, pour qu’il se sente toujours heureux, pour qu’il n’ait pas à attendre, pour qu’il ne soit blessé d’aucune frustration, l’adulte, par souci de bien faire, pense et agit à sa place. L’exemple tout bête : un enfant qui jette ses pantoufles, et ses parents se précipitent pour les lui ramasser. En effet, c’est très gentil de faire à la place de l’enfant, mais si les parents font tout à sa place de façon répétée, l’enfant finit par croire que c’est parce qu’il n’est pas capable d’agir par lui-même. Aimer, ce n’est pas tout offrir, même si cela part d’un très bon sentiment. L’enfant ressent que sans l’adulte, il n’est rien. Je rencontre beaucoup de parents démunis, car leur enfant manque de confiance, n’a envie de rien. Je rencontre des enfants qui veulent mourir ! Cela soulève cette question : la façon dont on donne confiance aux enfants, comment on les amène à faire un effort, car c’est l’effort, la réussite comme résultat de cet effort, qui donne aux enfants un sentiment de valeur.

Pourquoi cherche-t-on à tout offrir aux enfants ?

On est devant un paradoxe terrible, car depuis que la contraception existe et que les enfants sont désirés, la société envoie aux parents ce message : « votre enfant, vous l’avez voulu, vous êtes priés de le réussir et d’en faire quelqu’un d’heureux, d’épanoui, bien à sa place ». Il y a ainsi une pression gigantesque qui pèse sur leurs épaules. Dans cette société hyper individualiste, ils doivent aussi réussir leur vie, s’épanouir personnellement, former un bon couple, être de bons parents… Ces nombreuses injonctions paradoxales sont difficile à gérer, créent des frustrations et conduisent à beaucoup de séparations. Certains parents font passer ce message à leur enfant : « fais comme tu veux, mais fais comme je pense », c’est-à-dire : épanouis-toi, mais sans trop me compliquer la vie parce que je dois m’épanouir, la famille doit être heureuse…

Avec toutes ces injonctions, et cette injonction de performance sur tous les plans, les parents manquent de temps pour être parents et cela a des répercussions sur les enfants. Un exemple, les enfants de 6 à 7 ans, toujours habillés par leurs parents le matin, au motif que cela « va plus vite ». Vous imaginez comment l’enfant peut vivre ça ? On le traite comme une poupée de chiffon, tout en lui laissant le choix du programme du week-end ! On met les enfants dans des postures très compliquées. Pour que tout roule et que l’enfant soit « heureux », les parents évitent le conflit en lui imposant le moins de frustration possible ! Il devient très difficile pour les parents de poser des limites, car la limite amène le conflit. Et le conflit est diabolisé, alors qu’il est tout à fait essentiel : c’est dans le conflit qu’on se rencontre !

Certains parents sont affolés lorsqu’ils doivent fixer une règle à laquelle l’enfant s’oppose. J’ai rencontré en consultation des parents effondrés parce que leur ado a désobéi, et consulté leur tablette en pleine nuit, malgré l’interdiction au-delà de telle ou telle heure. Mais ce qui est beaucoup plus grave, ce sont les enfants auxquels les parents n’opposent aucune interdiction, par peur de les frustrer ou de générer un conflit. Confronter les enfants à la frustration, ça leur permet de se construire, mais c’est aussi essentiel pour affronter la vie. En répondant toujours à la moindre de leurs attentes, on leurre les enfants sur la réalité de la vie. Ils deviendront des adultes mal armés pour affronter le monde.

Que conseillez-vous aux parents ?

Aux parents qui ont du mal à frustrer leurs enfants, je conseille souvent de commencer par se fixer trois règles du quotidien, en se mettant d’accord avant. Un exemple typique avec ces parents qui se plaignent de leur petit enfant, qui, malgré leurs demandes répétées, sort sans arrêt de table, au milieu du repas. Beaucoup de parents ne font que dire la règle, alors que pour certains enfants, les mots ne suffisent pas ! Il faut agir, introduire une conséquence : « si tu sors de table, tu ne reviens pas, pour toi, le repas est terminé ». C’est du bon sens ! Interdire, mettre des limites, parfois punir, c’est nécessaire. En revanche, ce qui fait mal aux enfants et peut avoir des impacts sur leur développement émotionnel, ce sont les cris et les conflits. C’est primordial d’être ferme, de mettre des limites, justement pour éviter d’être à bout et d’en arriver aux cris. L’enfant obéira aux cris, soit, mais il n’intégrera rien des règles. Eduquer, introduire la frustration, c’est humaniser. C’est apprendre qu’on ne peut pas tout être et tout avoir. Ça ne se fait pas en criant. Beaucoup de parents ne mettent pas de limites mais sont agacés par l’enfant qui n’obéit pas, et cette nervosité parentale peut faire des dégâts.

Quel est l’intérêt de faire l’expérience du manque, de la frustration ?

C’est le manque qui permet de demander. Demander, c’est parler, c’est être en lien avec l’autre, c’est pouvoir imaginer ce que l’on désire. La frustration donne une cohésion interne au psychisme, aide à construire l’identité, et surtout rend capable d’affronter le monde d’aujourd’hui, qui n’est pas facile. On se noie dans « l’avoir », or la frustration construit « l’être » ! Pour ne pas s’écrouler sous « l’avoir », et finalement être possédé, la frustration et le manque permettent d’être moi, qui décide de quel avoir j’ai envie de me doter. Cela suppose d’aller un peu contre notre société marchande, qui stimule davantage l’avoir que l’être. Il faut pouvoir dire non, même si tous les copains de classe ont l’iPhone X.

Comment préserver les enfants des sollicitations et tentations qu’offre la société de consommation ?

D’abord, par l’exemple, en ne tombant pas soi-même dans tous les pièges. Ensuite, en parlant avec les enfants, en leur apprenant à ne pas être gouverné par nos désirs et notre avidité. « Qui commande ? Toi ou le produit, toi ou la publicité ? » Il faut leur faire comprendre que leur force, c’est leur pouvoir de décision personnel. Cela se construit en apprenant le sens de l’effort, mais aussi en sachant différer un désir. Donner le temps au temps : cela permet de réfléchir, de rester maître de nous. Notre société respecte de moins en moins les balises temporelles qui sont pourtant si structurantes : les supermarchés mettent en avant les calendriers de l’avent en septembre, les œufs de Pâques fin janvier, etc. Pour nous inciter à consommer, on nous noie dans une espèce de flou d’immédiateté, les repères sont brouillés. C’est compliqué de rester sur une ligne de temps qui tient la route. Cela demande un travail de réflexion, cela demande de prendre le temps de parler avec les enfants.