Article Réalités familiales 142

Les couples dans la statistique publique : coups de projecteur sur quatre zones d’ombre

Vivre en couple est une réalité statistique massive : jusqu’à 84 ans, c’est le mode de vie le plus répandu. Avant cet âge, on est le plus souvent soit en couple, soit enfant vivant avec un couple. Les autres modes de vie (vie seule, vie en famille monoparentale, vie hors ménage…) n’arrivent jamais en tête avant le grand âge. Et pourtant, les couples font aujourd’hui partie des « parents pauvres » de la statistique publique.

RF n°142
Yvon Sérieyx Réalités familiales n°142

Réalités Familiales n° 142

par Yvon Sérieyx, Chargé de mission économie – emploi à l’Unaf

Les enquêtes qui leur sont consacrées sont si rares qu’elles diffèrent trop les unes des autres pour montrer des tendances. La dernière enquête consacrée aux couples était l’ « Étude des parcours individuels et conjugaux » (Epic, menée par Ined et l’Insee en 2013-2014). Elle ne sondait ni les jeunes (aucun interrogé de moins de 25 ans) ni les séniors (pas de personne de plus de
65 ans).
Les autres grandes enquêtes de la statistique publique peinent à combler ce manque. Le recensement de la population (chaque année), l’enquête emploi (plusieurs fois par an), l’enquête familles ou l’enquête logement (parfois espacées de 10 ans) donnent certes de grands éléments de cadrage, mais elles sont bien rarement analysées dans la perspective spécifique des couples. La dernière somme « couples et familles » de l’Insee remonte déjà à 2015, et un seul chapitre de 14 pages sur les 192 que comptaient ce volume leur était exclusivement consacré.

Une conséquence est que des questions cruciales relatives aux couples manquent souvent cruellement d’indices statistiques fiables, ou de séries temporelles homogènes, au risque que les clichés et idées reçues remplissent ce vide. Cet article souhaite jeter quelques coups de projecteur sur certaines questions toujours grandes ouvertes.

Vivre en couple c’est cohabiter ? Et si oui, pourquoi ?


À lire les couvertures des magazines, le couple cohabitant serait en perte de vitesse. Le miroir sociétal qu’est le principal moteur de recherche d’internet recense autant de pages évoquant le « couple chacun chez soi » que de pages parlant du « couple cohabitant ». Pourtant, comme le rappelle l’Insee1, seules 4 % des personnes se déclarant en couple ne vivaient pas avec leur conjoint en 2011, et principalement des jeunes. De même, les répondants au recensement ayant répondu « oui » à la question « vivez-vous en couple » ne sont que 4 % à ne pas lister un conjoint dans leur foyer. Cette proportion de 4 % est inchangée entre 2006 et 2019. Le terme « vivre en couple » est, et reste autant qu’avant, synonyme de vie sous le même toit.
Comparant les résultats de deux autres enquêtes plus anciennes, le chercheur Arnaud Régnier-Loilier conclut que « près de 3,8 millions de personnes se disent “en relation amoureuse stable2 avec quelqu’un qui vit dans un autre logement” mais seules 1,2 million se considèrent comme “en couple”. La notion de “couple” apparaît ainsi beaucoup plus restrictive que celle de “relation amoureuse stable” »2. Dans l’enquête Epic sont identifiées 1,8 millions de personnes qui se déclarent « en couple avec quelqu’un qui ne vit pas dans le même logement », mais la cohabitation reste pour eux une perspective : c’est le cas de 80 % des 26-30 ans de ces « non-cohabitants »3, 13 % sont indécis et seuls 7 % n’ont pas l’intention de vivre ensemble. Comme le souligne alors le chercheur : « Cette absence d’intention ne traduit pas nécessairement un attrait pour le couple non-cohabitant, mais peut aussi révéler le fait que certains ne se projettent pas de manière durable dans leur relation. Aux jeunes âges, la non-cohabitation s’apparente ainsi à une “étape” du processus de mise en couple plus qu’à une forme d’union à part entière. ». Aucune preuve donc, chez les jeunes, d’une attirance pour le couple « chacun chez soi ».
Mais alors pourquoi cohabiter semble-t-il à ce point constitutif du couple ? On aurait aimé en savoir plus. Alors que l’enquête Epic pose de très nombreuses questions sur les raisons de ne pas cohabiter, elle n’a pas posé la question « pourquoi cohabitez-vous ? ». L’institut d’enquête Pew Research, aux Etats-Unis, l’avait fait en 20194. À la question « pourquoi avez-vous emménagé ensemble ? », les couples non mariés ont répondu, pour 73 %, « l’amour », 61 % « la compagnie », 38 % « cela faisait sens financièrement », et 37 % « c’était commode ». Nul doute que ces réponses devraient inciter la statistique française à en savoir plus sur le sujet !

Vivre en couple, ça demande quoi ?


Seules deux des 145 pages du questionnaire de l’enquête Epic étaient consacrées aux « opinions sur le couple », et les grandes enquêtes récurrentes sur les valeurs (World values survey, European Social Survey) ne s’en préoccupent que peu.
Sachant que le couple est juridiquement défini par des devoirs, plus ou moins contraignants selon ses statuts, il aurait pourtant fait sens d’interroger les couples sur ce qu’ils pensent des repères normatifs tels que les « fidélité, secours et assistance » mentionnés dans le code civil, il est vrai pour les seuls couples mariés. Concernant la fidélité et l’assistance, comme l’énonce Arnaud Régnier-Loilier, un des concepteurs de l’enquête Epic, les choix méthodologiques de cette enquête « ont conduit à mettre en retrait d’autres aspects. Tel est notamment le cas de certaines dimensions économiques ou juridiques de la formation des couples (Qui met ses ressources en commun ? Lesquelles ? À partir de quand ?) ». Quelques éléments émergent dans le module « partage des ressources » de l’enquête « emploi du temps » menée en 2009-2010, sur le seul champ des couples dont au moins un membre est actif professionnellement. Sur cette seule sous population, 82 % des répondants déclarent mettre tout ou partie de leurs revenus en commun (l’intégralité pour 64 %)6, et sur les 18 % restants, 14 % se répartissent les dépenses7. Les couples apparaissent donc bien comme des unités économiques au sein desquelles soit les ressources, soit les dépenses, soit les deux, font l’objet d’arrangements communs, mais on n’en apprend guère sur les attentes des membres du couple en matière de secours et d’assistance mutuelle.

Reste la fidélité sexuelle, marronnier des magazines, mais à peine évoquée en tant qu’opinion par Epic, sous l’angle plus large de la relation amoureuse. Elle se révèle d’ailleurs une norme largement majoritaire : 80 % ne sont pas d’accord (dont 60 % « pas d’accord du tout ») avec l’opinion « On peut aimer quelqu’un et avoir des aventures à côté »8.

Et comment évoluent ces opinions ? Mystère. Le chercheur Vianney Costemalle, expert des mises et remises en couple, conclut qu’ « il faudrait aussi recueillir plus d’éléments pour savoir comment les personnes perçoivent leur union, comment elles se projettent ou non dans l’avenir à deux, quelle importance elles accordent à la vie de couple et à la vie de famille. De nombreuses questions restent à explorer pour mieux comprendre la dynamique des couples et les trajectoires individuelles et pour mieux appréhender l’évolution des mœurs. » 9.


Combien de personnes se mettent en couple chaque année ?


Voici une inconnue statistique majeure : on ignore combien de personnes se mettent en couple chaque année ! Certes, on connaît le nombre de mariages (244 000 en 2022) et de Pacs (192 000), mais que sait on du nombre total annuel de mises en couple ? Les unions libres ne sont pas, par définition, répertoriées par un acte d’état civil facilement recensé. Depuis qu’il inclut les données socio-fiscales en 2011, l’échantillon démographique permanent (EDP, un panel d’individus créé par l’Insee en 1967 qui concerne 4 % de la population) a permis, au moins pour les années 2011-2014, d’estimer, en moyenne à 546 000 le nombre annuel de nouvelles unions libres cohabitantes10. Le nombre n’a plus été calculé depuis. Mais comme Vianney Costemalle, auteur de l’étude, le souligne, « la plupart des personnes qui se marient ou se pacsent ont formé précédemment une union libre ». Le total des mises en couples est donc différent de l’addition mariages + pacs + nouvelles unions libres, car on ignore la proportion de pacs et de mariages qui correspondent à une mise en couple, et celle qui correspond juste à sa formalisation juridique. Ces estimations suggèrent cependant qu’il serait possible de suivre chaque année le nombre de nouvelles unions cohabitantes (les non-cohabitantes demanderaient quant à eux une enquête spécifique).

Les couples sont-ils « de plus en plus fragiles » ?

10
c’est le nombre de divorces pour 1 000 couples mariés en 2016


L’Insee rappelait que « 97 % des personnes vivant en couple étaient mariées en 1962 et 1968 ». Sachant que le nombre de divorces pour 1 000 couples mariés est passé de 3 en 1968 à plus de 10 en 2016, et que le taux de séparation des unions libres est supérieur à celui des couples mariés11, on peut affirmer en toute objectivité que les couples qui se forment aujourd’hui sont plus fragiles qu’il y a 55 ans.
Pour une période plus récente, sur le total des ruptures, unions libres comprises, il est possible d’estimer, grâce à l’enquête Epic, qu’elles étaient de 253 000 par an chez les 25-45 ans entre 2009 et 2012 contre 155 000 en 1993-199612.

Mais comment savoir si les couples sont plus ou moins fragiles qu’il y a 10 ou 15 ans ? Quelle est la tendance actuelle ?


La réponse n’a rien d’évident. D’abord parce que la collecte des données sur les ruptures d’unions formelles (mariages et pacs) est déficiente depuis plusieurs années. Depuis 2016, comme l’indique sobrement l’Insee, « l’ensemble des données sur les divorces n’est pas disponible »13. Dans les années postérieures à l’année 2016, le nombre de divorces pour
1 000 couples mariés était stable depuis 10 ans (10,61 en 2016 contre 11,11 en 2006), tout comme l’indicateur conjoncturel de divortialité14, oscillant autour 45 %15. Ce dernier chiffre n’a d’ailleurs dépassé la barre des 50 % qu’une seule année (en 2005, année d’entrée en vigueur de la réforme de 2004 qui simplifiait les procédures). La phrase « un mariage sur deux se termine en divorce » est donc, autant qu’on le sache, mathématiquement inexacte.

Les données sur les dissolutions de pacs sont elles aussi marquées « non disponibles » depuis 201616 et à cette date, la moitié des ruptures de pacs étaient dues au fait que ses membres se mariaient l’un à l’autre, elles n’étaient donc pas des ruptures.
Enfin, sur les unions libres, leur rupture n’a été à ce jour mesurée que sur une très courte période : « En moyenne entre 2011 et 2014, on estime le nombre de séparations d’unions libres à 265 000 par an. Plus précisément, le nombre de séparations d’unions libres a augmenté entre 2011 et 2013, passant de 248 000 à 298 000, avant de diminuer à 258 000 en 2014. »

Résumons : en 2023, on ignore le nombre de divorces depuis 6 ans, et ils étaient stables à cette époque. Le nombre de rupture de pacs autres que pour mariage est aussi inconnu depuis 6 ans. Les ruptures d’unions libres, il y a 8 ans, ne dessinaient pas de tendance claire. Conclusion : dire que « les couples sont de plus en plus fragiles » n’est pas, sur la période récente, une affirmation que l’on peut scientifiquement étayer. Ce chantier statistique reste à normer, et à ouvrir.

Il existe d’autres zones d’ombres, très partiellement explorées : alors que les écarts globaux de revenus et d’activité entre femmes d’une part et hommes d’autres part sont relativement bien documentées, les différences entre membres d’un même couple sont rarement étudiées, encore moins mises en séries temporelles17, et pareillement les différences de quotité de travail (couples biactifs à plein temps, à mi-temps, couples monoactifs, couples sans emploi…), alors qu’elles sont une des clefs de l’égalité professionnelle. Les causes des séparations* en sont une autre. Les couples seraient-ils un objet d’enquête si massif que la statistique publique n’oserait l’explorer qu’en creux ou à ses frontières ? Il est grand temps d’ouvrir de nouvelles voies d’exploration de ce continent. 

Notes :

1/ « Le couple dans tous ses états – Insee Première – 1435 », consulté le 4 juillet 2023, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281436#titre-bloc-9.
2/ Arnaud Régnier-Loilier, « Faire couple à distance. Prévalence et caractéristiques », in La famille à distance : Mobilités, territoires et liens familiaux, éd. par Christophe Imbert, Éva Lelièvre, et David Lessault, Questions de populations (Paris: Ined Éditions, 2021), 165‑94, https://doi.org/10.4000/books.ined.16013.
3/ Arnaud Régnier-Loilier, « Être en couple chacun chez soi, une situation plus fréquente après une séparation », Population & Sociétés 566, no 5 (2019): 1‑4, https://doi.org/10.3917/popsoc.566.0001.
4/ Travis Mitchell, « 3. Why People Get Married or Move in with a Partner », Pew Research Center’s Social & Demographic Trends Project (blog), 6 novembre 2019, https://www.pewresearch.org/social-trends/2019/11/06/why-people-get-married-or-move-in-with-a-partner/.
5/ Wilfried Rault et Arnaud Régnier-Loilier, « Étudier les parcours individuels et conjugaux en France. Enjeux scientifiques et choix méthodologiques de l’enquête Épic », Population 74, no 1‑2 (2019): 11‑40, https://doi.org/10.3917/popu.1901.0011.
6/ Sophie Ponthieux, « La mise en commun des revenus dans les couples – Insee Première – 1409 », 2012, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281044.
7/ Enquête EDT 2009-2010, calculs Unaf
8/ Enquête Epic, dictionnaire des codes, 2016
9/ Vianney Costemalle, « Vivre en couple pour la deuxième fois », Population 74, no 1‑2 (2019): 155‑72, https://doi.org/10.3917/popu.1901.0155.10/ Vianney Costemalle, « Formations et ruptures d’unions : quelles sont les spécificités des unions libres ? – France, portrait social | Insee », 2015, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3197269?sommaire=3197289.
11/ Costemalle.
12/ Vianney Costemalle, « Parcours conjugaux et familiaux des hommes et des femmes selon les générations et les milieux sociaux – Couples et familles | Insee », 2015, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2017510?sommaire=2017528.
13/ https://www.insee.fr/fr/statistiques/7624542?sommaire=7624746&q=divorces#titre-bloc-16
14/ Nombre de divorces dans une promotion fictive de 1 000 mariages dont les taux de divorces seraient à chaque durée de mariage égaux à ceux observés l’année considérée.
15/ « 123 500 divorces en 2014 | Insee », 12 juillet 2017, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2121566.
16/ https://www.insee.fr/fr/statistiques/7624542?sommaire=7624746&q=divorces#titre-bloc-28
17/ Une exception : « Écarts de revenus au sein des couples – Insee Première – 1492 », consulté le 13 juillet 2023, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281400.