Réinventer l’outil d’évaluation pour adapter les interventions au juste niveau

Être protégé lorsque son état ou sa situation le rend nécessaire est un droit. Mais une mesure de protection ne peut être « instaurée et exercée » que « dans le respect des libertés et des droits fondamentaux ». Cette formulation exigeante de l’article 415 du code civil nous oblige, chacun à nos places.

Réalités Familiales n° 138/139
Anne Caron-Déglise, Avocate générale

Réalités Familiales n° 138/139

Anne Caron-Déglise, Avocate générale à la première chambre civile de la Cour de cassation

Et, comme pour toute proposition d’aide, de soutien, d’accompagnement, d’assistance ou de représentation, la démarche d’évaluation complète de la situation de la personne protégée est un socle indispensable au déploiement des actions.
Notre dispositif juridique de protection ne parvient toujours pas à s’insérer dans une approche plus globale des besoins des personnes et de leurs aidants. Il continue de reposer sur une analyse médicale de l’altération des facultés personnelles sur laquelle s’appuient les juges et les intervenants sans toujours respecter au bon niveau les principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité pourtant clairement exigés par la Cour européenne des Droits de l’Homme1 : « viole l’art. 8 Conv. EDH une législation qui, ne connaissant que la capacité ou l’incapacité totales, ne dispose d’aucune solution intermédiaire permettant de proportionner la mesure à la situation de l’intéressé ».

L’évaluation médicale initiale demeure toujours très présente dans l’exercice de la mesure au risque, souvent par précaution, d’enfreindre le principe d’autonomie posé par le même article 415 du Code civil : la mesure « favorise, dans la mesure du possible, l’autonomie ».

Si nous admettons que l’autodétermination des personnes est une visée chaque fois que c’est possible, mais que l’organisation d’une protection est indispensable au regard du principe de non-abandon des plus vulnérables, alors il est impératif de sortir d’une évaluation figée, et quasiment fixée, par le certificat médical circonstancié. Il est également urgent de penser et de construire un accompagnement global dans lequel s’insèrent les dispositifs spécifiques de protection judiciaire et choisie. À cette fin, il est crucial de disposer d’outils partagés et évolutifs d’appréciation du niveau des altérations et des déficits constatés, des capacités conservées et des soutiens mobilisables.

Des dispositifs d’évaluation toujours clivés


Une insuffisance d’outils transversaux prenant en compte la dimension de l’exercice des droits.
En France, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) s’est vue confier un rôle spécifique dans le domaine de l’évaluation des besoins des personnes dès la loi du 11 février 2005. Face à la diversité des pratiques d’évaluation et de construction des plans d’aide selon les territoires, la loi d’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 a élargi ses missions en lien avec les départements, chefs de file de l’action sociale. La CNSA doit ainsi assurer un rôle d’expertise technique et de proposition pour les référentiels nationaux d’évaluation des déficiences et de la perte d’autonomie ainsi que pour les méthodes et outils utilisés pour apprécier les besoins individuels de compensation. Mais elle doit aussi assurer un échange d’expériences et d’informations entre maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), animer les équipes médico-sociales dédiées à l’APA par exemple et diffuser les bonnes pratiques d’évaluation individuelle des besoins et veiller à l’équité de traitement des demandes de compensation.

Or, la dynamique ne s’engage pas avec les acteurs de la protection juridique et, lorsque l’accompagnement se révèle insuffisant, en particulier parce que l’aptitude à exercer ses droits et à continuer à prendre des décisions pour soi-même pose difficulté, aucun outil transversal n’interroge cette dimension. En outre, faute de voir réellement émerger un inter-langage liant les pratiques professionnelles interdisciplinaires, inter-organisationnelles ou inter-sectorielles, pour parvenir à croiser les champs et les analyses, chaque champ demeure bloqué et cloisonné dans ses logiques, au préjudice évident des personnes elles-mêmes et de leurs proches.

Une protection judiciaire qui reste enfermée par une approche médicale.
Dans ce contexte, la mesure de protection judiciaire est envisagée comme une transmission de tâches et non comme une coopération à poursuivre ensemble dans un objectif de soutien et de meilleure réponse aux besoins. D’autant que la mesure repose sur une définition médicale de l’altération réduite à sa seule dimension d’incapacité. Certes, le juge des tutelles prendra de manière indépendante, et en principe argumentée, la décision de prononcer ou non une mesure de protection judiciaire et son jugement est susceptible d’un recours. Cependant, force est de constater que, dans les faits, très peu de requêtes font l’objet de non-lieu et que les mesures prononcées le sont souvent au plus haut niveau de la palette des solutions possibles. À cela plusieurs raisons dont la difficulté à contredire un certificat médical circonstancié qui constate des altérations et l’absence de renseignements complets et pertinents sur l’environnement de la personne, ce qui empêche toute recherche de solution alternative.
En outre, les médecins inscrits sont encore trop peu formés pour la plupart2. Les certificats qu’ils établissent avant toute mesure et pendant l’exercice de celle-ci (lors des révisions, lors d’événements de vie spécifiques tels le choix du lieu de vie ou encore l’appréciation de l’aptitude à prendre seul une décision éclairée dans la sphère des actes relatifs à la personne) sont encore trop centrés sur les seuls déficits de la personne sans projection.
Si la loi du 23 mars 2019 a apporté des améliorations certaines en obligeant à intégrer la dimension de l’autonomie lors des signalements au parquet, le système global n’a pas été revu.

Une évaluation intégrative à initier et à développer


La personne, dans toutes ses dimensions.
La personne concernée est toujours et en toutes circonstances le cœur des interventions, quel qu’en soit le niveau. Aussi, pour la respecter au mieux et aider les professionnels dans leur action il est indispensable de construire des outils d’évaluation souples, évolutifs, à visée intégrative et partagés entre les secteurs dont le judiciaire. L’évaluation n’est pas une fin en soi pour déterminer une orientation vers un secteur déterminé, mais bien le support d’un accompagnement global assuré par l’ensemble des acteurs, y compris lorsque la mesure est judiciaire.
Le handicap, les troubles psychiques, l’avancée en âge n’impliquent pas nécessairement une incapacité à exprimer un choix, un refus ou une préférence. Les personnes atteintes de troubles psychiques ou cognitifs ne sont pas nécessairement incapables d’effectuer un acte important qui les engage sur le plan patrimonial ou personnel. Les difficultés rencontrées peuvent, comme pour les handicaps physiques, parfois être compensées, ou leur impact minimisé, en adoptant une attitude appropriée.

Dans cette perspective, il est nécessaire d’adosser la pratique évaluative à un outil robuste, partageable et inter-opérable d’une organisation à une autre, prenant en compte la dimension qualité et la participation de la personne concernée.

L’exemple de l’outil InteRai.
A cet égard, et par exemple pour les personnes âgées, la CNSA a co-construit en 2016 avec d’autres acteurs un référentiel fonctionnel de l’outil d’évaluation multidimensionnelle (OEMD) InterRAI Home Care pour évaluer la situation et les besoins de la personne et de ses proches aidants. Cette méthode constitue un outil pour les gestionnaires de cas des Maïa cherchant à mettre en cohérence les diverses entrées de l’évaluation clinique faites par les professionnels pour partager ensuite la responsabilité de l’action globale à construire et à mener auprès des personnes.

Reconnaissant que l’évaluation est un acte à haut risque éthique puisqu’elle porte un jugement extérieur sur l’état physique et psychique d’une personne dont la capacité d’autonomie peut être altérée et peut conduire à restreindre sa liberté, la démarche multidimensionnelle consiste, à partir d’un outil d’évaluation standardisé, à mettre en relation les différentes dimensions de l’évaluation pour sortir de l’expertise factuelle et figée. Elle repose sur plusieurs principes, dont la multidisciplinarité, l’approche globale (physique, psychique, sociale, fonctionnelle) de la personne, en tenant compte de ses difficultés, du retentissement de l’examen lui-même, de ses ressources et atouts. Elle est réalisée par étapes si nécessaire, ne porte pas un diagnostic et n’est pas une fin en soi.

Un nouvel outil pour redonner du sens à l’action et intégrer une approche par les droits.
Devenu cadre de référence pour les équipes médico-sociales APA, le référentiel d’évaluation multidimensionnelle désormais prévu à l’article L. 232-6 du Code de l’Action sociale et des familles. Il peut être regardé comme un support à une réflexion plus vaste qui reste à mener en intégrant la dimension de la protection juridique. En tout cas, l’intérêt de cette démarche est de tenter de déterminer « les grandes caractéristiques d’un outil validé scientifiquement » à partir notamment de l’objectivité, de la reproductibilité, de l’acceptabilité et de la sensibilité au changement c’est-à-dire, sur ce dernier point, de la volonté de rechercher un outil capable de refléter dans le temps les variations d’une situation évaluée.
Cette visée de création d’un outil transversal et commun aux professionnels est la première pierre du décloisonnement attendu. Surtout, la démarche redonne du sens à l’action, car elle permet une personnalisation réelle, flexible et dynamique de l’évaluation pour que l’appréciation ne soit pas réduite à une approche mécanique et purement technique des déficits ou altérations par rapport à une norme préétablie (ou un modèle conceptuel de classification) et entre véritablement dans un objectif de soutien concret à la personne, voire dans certains cas de rétablissement. De surcroît, la démarche intègre une approche par la question centrale de la possibilité effective d’exercer ses droits, au sens de la capacité à comprendre une information délivrée selon des moyens adaptés et de pouvoir exprimer un consentement, un assentiment, un choix ou un refus. Cette analyse située de l’aptitude, et donc de la faculté d’être autonome pas forcément toujours et dans toutes les sphères, est indispensable. Elle l’est tout à la fois pour que l’ensemble des acteurs, et au-delà la société elle-même, reconnaissent le principe même de l’égale personnalité juridique de tous et pour que, au cas par cas, et dans toutes les sphères de la vie civile, soient interrogés l’effectivité de l’accès et de l’exercice des droits.

Évaluer la situation d’une personne est une action extrêmement complexe, porteuse de responsabilités et d’exigences qui exigent une formation, une compétence, une confiance dans l’outil d’évaluation et une ouverture à la relation singulière à la personne elle-même, à son rythme, à ce qu’elle exprime. C’est aussi une mise en débat avec d’autres analyses et une démarche qui doit être pilotée. Puis, pour que l’outil puisse vivre, il devra être approprié par tous les acteurs, qui devront apprendre le langage des autres, et être porté par une organisation cohérente sur les territoires afin d’apporter concrètement des réponses adaptées aux besoins des personnes.

1/ CEDH, sect. I, 27 mars 2008, Chtoukatourov c/ Russie, n° 44009/05
2/ V. not. Rapp. de mission interministérielle 2018