Article Réalités familiales 140 141

Le désir d’enfant en cinq questions clefs

En France, le bilan démographique de 2022 a confirmé un repli quasi continu de la fécondité depuis 2014, de 2 à 1,8 enfant par femme. C’est la cause principale d’une chute de plus de 100 000 naissances, passées d’un pic de 833 000 en 2010 à 726 000 en 2022. Et les pouvoirs publics s’en préoccupent avec raison. Pourtant, le débat public, entre grandes hypothèses sociétales, raisonnements tour à tour rassurants, circulaires, minimisant ou fatalistes, débouche à ce jour sur bien peu d’analyses approfondies.

Réalités Familiales n°140/141
Yvon Sérieyx, Chargé de mission économie-emploi, Unaf

Réalités Familiales n° 140/141

Par Yvon Sérieyx, Chargé de mission économie-emploi, Unaf

Entre 1994 et 2010, la fécondité avait pourtant parcouru ce chemin dans l’autre sens, passant de 1,7 à plus de 2 enfants par femme… sans susciter davantage de consensus. Nous proposons d’introduire dans le débat une donnée peu connue et rarement mesurée : le désir d’enfant, en particulier le désir insatisfait. Cette notion, le désir d’enfant, soulève cinq questions.

Qu’est-ce que le désir d’enfant ?


Le débat public l’invoque fréquemment sans le définir, ce qui gêne sa mesure homogène dans le temps et l’espace. Une des définitions les plus fréquentes, et que l’on retrouve dans plusieurs des trop rares enquêtes qui lui sont consacrées, est « le nombre idéal personnel d’enfants qu’une personne aimerait ou aurait aimé avoir »1. Le mot clef, ici, est « idéal », qui incite à répondre en s’imaginant dégagé de toute contrainte, de la plus intime à la plus globale, y compris de celle du temps, puisqu’elle inclut les enfants fictifs que l’on aurait aimé avoir. Le désir d’enfant se distingue donc des « intentions de fécondité », à savoir le nombre d’enfants que ceux qui peuvent encore avoir des enfants prévoient d’avoir dans le futur : ces intentions sont déjà des projets annonciateurs de comportements.

Combien d’enfants veulent les familles dans l’idéal ?


En posant aux familles la question « quel est le nombre idéal d’enfants que vous aimeriez ou auriez aimé avoir », on mesure donc une attitude générale vis-à-vis de l’idée d’avoir des enfants et du nombre qu’on en souhaite pour soi, ou qu’on aurait souhaité avoir. Et globalement, la population a moins, voire beaucoup moins d’enfants, qu’elle en souhaite. Le désir d’enfant est nettement plus élevé que l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF)2. En France, fin 2020, l’ICF était de 1,82 enfant par femme. Le désir d’enfant, mesuré à l’initiative de l’Unaf, était lui de 2,39 enfants par personne – femmes et hommes – de plus de 15 ans. Cela signifie que sur 100 personnes, 4 ne veulent ou n’auraient voulu aucun enfant, 8 % un seul, 48 % deux, 24 % trois, et 11 % quatre et plus, le reste ne se prononçant pas3.

Figure 1

Pesons ce que signifie l’écart entre désir et réalité : plus des deux tiers (67 %) des personnes ayant eu un enfant en voudraient ou en auraient voulu au moins un de plus, et 87 % de ceux qui n’en ont pas en souhaiteraient ou en auraient souhaité, et 30 % des 45-55 ans, donc en fin de vie fertile, auront eu un nombre d’enfants inférieur à celui qu’ils auraient souhaité. La différence entre fécondité et désir d’enfant apparaît alors comme un champ de force permanent en faveur d’une hausse des naissances : une énergie qui s’exprimerait si les obstacles qui l’entravent étaient levés. À l’étranger, et dans tous les pays développés ou presque se retrouve ce même phénomène d’écart entre idéal et réalité, que les démographes appellent le « fertility gap ». Ce terme est sans équivalent français : dans notre pays, s’intéresserait-on moins qu’ailleurs à ce phénomène ?

La différence entre fécondité et désir d’enfant apparaît alors comme un champ de force permanent en faveur d’une hausse des naissances

Plus marquant encore : ce chiffre de 2,39 enfants désirés est le même que celui mesuré, par une même question et une même méthodologie, en 20114, date à laquelle la fécondité et le total des naissances étaient bien plus élevés. Plus généralement, dans le monde, et même si les mesures dans le temps sont rares et espacées, il semble le désir d’enfant varie en proportions bien moindres que la fécondité réelle (il est par exemple stable et de l’ordre de 2,6 depuis 50 ans aux États-Unis5 alors que la fécondité varie fortement). Si l’on s’intéresse aux variations de fécondité, cette persistance du désir d’enfant commande d’explorer une hypothèse : lorsqu’il nait moins d’enfants par femme, ce n’est pas le désir d’enfant qui faiblit, mais les obstacles à sa réalisation qui se multiplient. Soulignons qu’attribuer toutes les variations de naissances à des variations du désir d’enfant n’aurait pas plus de sens qu’attribuer toute hausse du chômage à une poussée de paresse. Vouloir un, deux, trois enfants ou davantage est certes une condition nécessaire, mais pas suffisante pour réaliser cet idéal. Comme le scandent depuis des décennies les Rolling Stones, tout désir se heurte aux réalités : « you can’t always get what you want ».

Quelles conditions à la réalisation du désir d’enfant ?


Il faudrait donc poser aux adultes la question : « qu’est-ce qui permettrait, ou a permis, la réalisation de votre désir d’enfant ». Là aussi les données sont rares, mais fournissent des indices de réponse. La grande enquête des Observatoires des familles de l’Unaf, publiée en 20146, demandait aux parents les conditions qu’ils avaient souhaité réunir avant de commencer à avoir des enfants. Il s’agissait, en tout premier, d’avoir un logement adapté pour accueillir un enfant (60 %) (avant même la stabilité du couple : 57 %). Il fallait aussi que les deux des membres du couple (43 %) ou l’un d’eux (36 %) bénéficie(nt) d’un travail stable. Puis avoir assez d’argent (27 %), avoir profité de la vie à deux (24 %) ou être marié (15 %), arrivaient en queue de peloton.
L’omniprésence et le poids combiné des raisons matérielles (« logement », « emploi stable », « assez d’argent ») renvoient au budget familial, c’est-à-dire, en premier lieu, aux revenus professionnels, ressources principales des familles avec enfants. Même la stabilité du couple pourrait y renvoyer indirectement, tant il y aurait à dire sur l’impact, trop peu exploré, des problèmes professionnels sur le couple. Pour expliquer les variations de la fécondité, il faudrait donc se concentrer en premier lieu sur tout ce qui affecte les facteurs matériels entrant dans la réalisation du désir d’enfant.

Pour 60 % des parents, avoir un logement adapté est une condition pour accueillir un enfant

Les démographes pointent en outre souvent le poids que l’élévation de l’âge des parents à la naissance fait peser sur la fécondité. L’approche par le désir d’enfant conduit à s’interroger sur les parcours de plus en plus longs des jeunes vers l’emploi stable, non du fait, comme on le dit souvent, de l’allongement de la durée d’études (qui a même décru par rapport à son pic des années 19907), mais plutôt celle de l’allongement récent de la période de précarité initiale des parcours professionnels, que soulignent les enquêtes Génération du Céreq8. À la lumière de tous ces facteurs favorisants ou nuisant au désir d’enfant, l’évolution récente de la fécondité s’éclaire singulièrement.


Les années 1994 à 2008 ont vu se succéder des politiques familiales volontaristes, notamment de conciliation vie familiale / vie professionnelle, mais aussi les améliorations de conditions de travail (les 35 heures), et des périodes de baisse du chômage et de progression du niveau de vie : un facteur explicatif d’une meilleure réalisation du désir d’enfant, et donc de croissance de la fécondité. Au contraire, les années suivantes ont vu se cumuler un démantèlement des politiques familiales avec une stagnation du niveau de vie et une dégradation du pouvoir d’achat des familles et une moindre capacité à concilier vie familiale et vie professionnelle. Si l’on ajoute une crise persistante du logement, tous les ingrédients nuisant à la réalisation du désir d’enfant sont réunis.
Mais l’approche par le désir d’enfant est aussi celle qui permet de se tourner vers l’action : les ressources des familles, le logement, l’emploi, renvoient à des facteurs sur lesquels les politiques publiques ont largement prise. S’intéresser au désir d’enfant, c’est réaliser qu’il est tout à fait possible aux pouvoirs publics, s’ils le décident, de faciliter la réalisation du désir d’enfant. Les citoyens le savent : interrogés par le Crédoc sur une liste de huit mesures de politique familiale (dont 7 relèvent pleinement de politiques publiques) en leur demandant lesquelles pourraient, ou auraient pu influer, sur leur nombre d’enfants, les trois quarts d’entre eux donnent au moins une réponse. Et les mieux classées sont bien centrées sur les préoccupations matérielles inventoriées plus haut : être certain d’avoir une place d’accueil pour le jeune enfant, faire baisser le prix du logement, pouvoir travailler à temps partiel, et un congé parental indemnisé à hauteur du salaire.

Pourquoi désire-t-on des enfants ?


En résumé, pour savoir pourquoi les naissances varient à ce point d’une année sur l’autre, ne faudrait-il pas tout simplement demander la réponse aux ménages : « combien d’enfants voulez-vous ? de quoi avez-vous besoin pour les avoir ? » Il faudrait ensuite ajouter « pourquoi désirez-vous des enfants », une question étrangement rare dans la littérature scientifique, et qui mériterait un programme de recherche à lui seul. Les réponses à la question « pour vous, avoir des enfants, c’est quoi ? », posée par l’Unaf en 2012 sont moins fréquemment « une source d’épanouissement personnel » (42 %) que « Aimer et être aimé » (68 %). Elles dessinent le contour d’aspirations impossibles à substituer à d’autres.

Faut-il aider à réaliser le désir d’enfant ?


Cela mène à une dernière question, « Faut-il aider à réaliser le désir d’enfant ». L’Unaf, en tant que porte-parole des familles, n’a besoin que du constat que la quasi-totalité (95 %) des adultes désire des enfants pour répondre par l’affirmative. Mais pour les autres acteurs du débat public, allons plus loin : les politiques que les familles jugent favorables aux naissances ont pour point commun de favoriser l’emploi des parents. Elles participent donc aussi à la lutte contre la pauvreté des familles avec enfants — car l’emploi reste en France le meilleur rempart contre la pauvreté. Elles favorisent aussi l’égalité professionnelle entre parents. Et enfin, elles améliorent l’équilibre à long terme de l’assurance vieillesse et de l’assurance maladie. Les politiques permettant de faire d’une pierre quatre coups sur autant d’objectifs vitaux pour la cohésion sociale ne sont pas si fréquentes ! Il est donc grand temps pour les démographes, mais aussi les sociologues, économistes, politistes, pouvoirs publics, administrations, société civile et l’ensemble des citoyens, de s’intéresser sérieusement à la réalisation du désir d’enfant.

1/ L’Eurobaromètre spécial a posé cette même question en 2001,2006 et 2011 dans chaque pays membre de l’UE.
2/ « Nombre d’enfants qu’aurait une femme tout au long de sa vie, si les taux de fécondité observés l’année considérée à chaque âge demeuraient inchangés » (définition Insee).
3/ « Fort désir d’enfant, Fécondité en baisse, que se passe-t-il ? » Enquête Kantar pour l’Unaf réalisée fin 2020 en face-à-face auprès de 1000 personnes de plus de 15 ans — https://www.unaf.fr/ressources/fort-desir-denfant-fecondite-en-baisse-etude-kantar-unaf/
4/ Eurobaromètre spécial 2011.
5/ Theory, Think Larger Families Are Ideal », Gallup.com, 6 juillet 2018, https://news.gallup.com/poll/236696/americans-theory-think-larger-families-ideal.aspx.
6/ « Etude sur le désir d’enfant en France », Unaf 2014, synthèse de l’enquête réalisée en 2012 partenariat avec la Cnaf auprès de 11 000 familles https://www.unaf.fr/ressources/etude-sur-le-desir-d-enfant-en-france/
7/ « Formation et emploi, édition 2018 », Insee Références, p. 71.
8/ « Des débuts de carrière plus chaotiques pour une génération plus diplômée Céreq » Bref, n° 382, Octobre 2019.