Parcours de conciliation de jeunes parents : les 6 leçons d’une enquête

Yvon Sérieyx Chargé de mission économie/emploi : Concilier responsabilités familiales et vie professionnelle est à tout âge un défi

Réalités Familiales n° 136/137
Yvon Sérieyx Réalités familiales

Réalités Familiales n° 136/137

par Yvon Sérieyx Chargé de mission économie/emploi, Unaf

Concilier responsabilités familiales et vie professionnelle est à tout âge un défi, mais plus encore pour les parents de jeunes enfants. Comment font donc les parents ?

Le nouveau-né dépend à chaque instant de ses parents. Son bien-être exigera leur présence renforcée en particulier au cours de sa première année de vie1… mais aussi qu’ils préservent leur activité professionnelle, dont dépend le paiement des loyers, des crédits, des courses… tout aussi nécessaires à ce même bien-être durable de l’enfant. Les pouvoirs publics et les chercheurs présentent donc souvent, et à raison, la politique de la petite enfance (systèmes de congés, de prestations et de services d’accueil) comme le « vaisseau amiral » de la conciliation vie familiale/vie professionnelle.

Pour 7 mères / 10

la période sans activité professionnelle après une naissance était plus longue que le congé maternité.

Aujourd’hui, cette politique est pourtant en souffrance : les dispositifs formels de congés parentaux (à temps plein ou partiel) sont de moins en moins utilisés. Au total, l’offre formelle d’accueil du jeune enfant (par les parents, en crèche, en assistants maternels) recule plus vite que les naissances n’ont baissé sur les dernières années. L’Unaf s’est alors interrogée : comment font donc les parents ?

Une enquête auprès de 2 000 parents


En 2021, l’Unaf a recueilli les réponses de 2 070 parents ayant accueilli un jeune enfant dans les 6 années précédentes, par un questionnaire en ligne diffusé grâce au réseau des Udaf et des mouvements familiaux, auprès d’un public particulièrement intégré à l’emploi, certes non représentatif de l’ensemble des jeunes parents, mais d’intérêt élevé pour l’observation des pratiques de conciliation.

L’Unaf a réalisé cette enquête en appui de la mission sur la conciliation des temps professionnel et familial des parents confiée en mars 2021 à Christel Heydemann et Julien Damon par les ministères du Travail et des Affaires sociales2.
Il ne s’agissait pas d’observer la manière dont les familles utilisaient l’offre actuelle de services et de prestations, mais de connaître leur parcours de conciliation, en particulier juste après la naissance, et de leur demander s’il aurait été différent, notamment si les congés parentaux avaient été mieux rémunérés. Que retenir de leurs réponses ?

Leçon n°1 : Deux mois et demi, c’est trop court


Première leçon : pour les mères, juste après la naissance, la période sans aucune activité professionnelle dépasse le plus souvent celle des congés maternité. Sur le champ des parents qui étaient en emploi avant et après la naissance, c’est le cas de plus de 7 mères sur 10, et 58 % dépassent cette durée d’au moins 6 semaines. Cette dernière proportion atteint 72 % si la mère était en CDD, 72 % aussi en cas de troisième naissance et 89 % pour une naissance multiple.

En comparaison, les pères ont beaucoup moins dépassé la durée d’un congé paternité (cas d’un quart d’entre eux), mais 23 % des pères d’un premier enfant l’ont dépassée d’un mois, et il semble que ce soit le cas de la majorité des pères adoptants.

Ces résultats sont en cohérence avec le baromètre Cnaf-Tmo de la petite enfance, qui en 2019 mesurait que 86 % des parents se considèrent comme le meilleur mode de garde lorsque leur enfant est âgé de 6 mois. Ou encore avec l’enquête mode de garde de 2013, qui rappelle qu’à 6 mois, la plupart des enfants n’ont connu aucun mode d’accueil formel.

Cette propension à prolonger la période où l’enfant est exclusivement gardé par ses parents est à mettre en parallèle avec un fait statistique trop peu connu : en France, la durée des congés postnataux bien indemnisés (deux mois et demi pour un premier ou deuxième enfant) est une des 5 plus courte d’Union européenne. Ces réponses reflètent ce qu’exprimaient les parents interrogés dans le cadre de l’enquête qualitative menée en parallèle* : « deux mois et demi, c’est trop court. »

Leçon n°2 : pour rester plus longtemps avec l’enfant, les parents bricolent


Quels moyens les parents utilisent-ils pour prolonger cette durée sans activité professionnelle passée avec l’enfant ?

Lorsque les parents étaient en emploi au début de la grossesse et ont repris une activité, ils ont très souvent combiné des formules de congés, parfois de manière complexe (cumul de trois, quatre solutions). Près des deux tiers des mères ayant pris un congé maternité et ayant repris un emploi utilisent au moins une solution d’arrêt (formelle ou informelle) en plus du congé maternité, et 15 % en utilisent au moins trois.

Au total, les mères en emploi avant et après la naissance ont utilisé :

Les pères ont utilisé :

Ces réponses montrent que, pour les parents en emploi avant et après la naissance, la seule solution « formelle » pour suspendre son activité après le congé maternité ou paternité, c’est-à-dire celle du congé parental d’éducation indemnisé, n’est qu’une solution parmi d’autres, bien moins utilisée que les congés payés par exemple. Ceci s’explique largement par la très faible indemnisation des congés parentaux (400 €), alors que les autres solutions permettent un bien meilleur taux de remplacement.
Les parents « bricolent » leur solution en utilisant des dispositifs qui ne sont pas destinés à cet usage : congés payés, maladie, chômage indemnisé après une fin de CDD ou une rupture conventionnelle…
Ces « bricolages » peuvent être dommageables : par exemple, utiliser ses congés payés pour une activité aussi intense que les soins à un jeune enfant peut se payer cher un an plus tard, quand le besoin de repos se fera sentir et que le solde de congés sera épuisé ou très réduit.
Ils sont aussi un frein à l’égalité professionnelle, car ces « bricolages » informels sont difficiles à partager entre parents.

Leçon n°3 : les insuffisances de l’accueil du jeune enfant restent un obstacle à la conciliation


Parmi les parents ayant repris un emploi après la naissance, seuls 40 % déclarent n’avoir rencontré aucune difficulté dans leur recherche d’un mode de garde, et seulement 24 % en cas de naissance multiple.
Les principales difficultés rencontrées sont les suivantes :


Alors que le débat public met souvent l’accent sur les seules difficultés de disponibilité des modes d’accueil, Il est à noter qu’un parent sur quatre de ce champ a rencontré des difficultés liées au coût, et un sur huit a rencontré des difficultés liées à la qualité.
Ces réponses montrent que le système d’accueil du jeune enfant est loin de faciliter la conciliation vie familiale et vie professionnelle autant qu’il le devrait. Pour le réaliser, il suffit d’imaginer l’impact sur l’emploi des parents — et même sur la réalisation des projets d’enfant – si l’accès à l’école maternelle générait autant de difficultés pour 60 % des enfants rentrant à l’école chaque année.

L’enquête comprenait aussi une question ouverte demandant ce qu’aurait changé, pour les parents, l’assurance de trouver une place d’accueil après un âge donné de l’enfant. Nombre de répondants estiment qu’une telle garantie aurait considérablement réduit leur niveau de stress et d’anxiété. Beaucoup la considéreraient comme normale, voire comme un dû, au regard des contraintes et des exigences de la vie professionnelle, et du poids considérable des responsabilités familiales d’un jeune parent.


Leçon n°4 : pas de « long fleuve tranquille » pour les familles de jeunes enfants


Dans notre échantillon, la naissance a modifié la vie professionnelle de la plupart des parents quand ils ont repris une activité :

Les conséquences sont assez concentrées pour les mères : réductions horaires (pour au moins un tiers d’entre elles), changements d’employeur (18 %), de poste (16 %), de métier (16 %), de lieu d’emploi (14 %), démissions (7 %), ruptures conventionnelles (5 %). Elles sont plus éparses pour les pères : modification des heures de travail (20 % des pères, dont 10 % font moins d’heures qu’avant, 6 % en font plus et 7 % ont changé leurs horaires), d’employeur (11 % des pères du champ), de poste (8 %), de lieu de travail (8 %) ou de métier (7 %).

La politique de la petite enfance – en tout cas ses choix budgétaires, misant avant tout sur l’accueil extérieur de l’enfant, a souvent semblé suivre un parcours implicite au cours des 20 dernières années : accélérer au maximum le retour à l’emploi des mères et des pères, à l’identique, idéalement juste après la fin du congé maternité et paternité, favoriser la biactivité à temps plein dans le couple, avant comme après la naissance. Il est marquant de constater que, sur un échantillon de 2070 naissances, seules 27, soit un peu plus de 1 %, correspondent à ce schéma de référence, à savoir, un couple biactif à plein temps avant la naissance, le père ne s’absentant de son travail que pour la durée du congé paternité, la mère que pour la durée du congé maternité légal (ou quelques jours de plus), et les deux membres du couple reprenant leur emploi exactement à l’identique.

Dans une famille, la naissance et la parentalité affectent donc pratiquement toujours la vie professionnelle d’au moins un des deux parents. Il est possible de réduire cet impact, de mieux le partager entre mères et pères, mais il serait illusoire de se donner comme but de le supprimer.

La petite enfance a donc vocation à être considérée par les pouvoirs publics et le monde du travail comme une phase particulière du parcours professionnel, avec ses contraintes spécifiques, qui se traduisent par un besoin de passer du temps avec l’enfant pendant les tout premiers mois. Surtout, il existe un besoin objectif des parents de jeunes enfants en emploi : celui de lever le pied, besoin qu’il est illusoire d’espérer faire disparaitre uniquement pour un surcroît de solutions d’accueil.

Leçon n°5 : un congé parental mieux indemnisé aurait changé le parcours de la quasi-totalité des familles


Les parents répondants étaient invités à dire si leur parcours aurait été différent s’ils avaient pu bénéficier de congés parentaux mieux indemnisés, selon trois scénarios de durées (2 à 7 mois pour un parent) et de taux d’indemnisation différents (60 % à 75 % des revenus) différents, inspirés de la directive européenne « conciliation » de 2019, et du rapport des 1000 premiers jours6. Les répondants devaient dire dans quelle mesure (tout ou partie) et de quelle manière (à temps plein ou partiel) ils l’auraient utilisé.

Sans surprise, plus l’indemnisation proposée est forte, plus le recours au congé aurait été fort, et les motifs de non-recours invoqués sont, pour les mères comme les pères, principalement financiers. A noter : pour 18 % des répondants à une question ouverte plus générale sur le principe d’un congé mieux indemnisé de « quelques mois », cette solution aurait amélioré la situation économique du foyer. Toutefois, l’intérêt global des parents est beaucoup plus net dès lors qu’on leur souligne qu’il y aurait plusieurs modalités de recours (temps plein, partiel, panachage).
Au total, si l’on agrège toutes les réponses positives à au moins l’une des modalités d’un des trois scénarios, il apparait que 95 % des familles auraient modifié leur parcours, un des parents ou les deux utilisant à un degré ou un autre une des solutions proposées. Plus de 9 mères sur 10 y auraient eu recours (sans doute 99 % en cas d’adoption).

Leçon n°6 : les pères sont prêts à recourir à un congé parental bien indemnisé


Plusieurs rapports et des commentateurs soulèvent le risque qu’un meilleur congé parental ne soit pris que par les mères et accroisse les inégalités professionnelles. Cette crainte est infondée : la plupart des pères sont prêts, eux aussi, à se saisir de ce nouveau droit.

Tous scénarios confondus (prise de tout ou partie du congé, à temps partiel ou plein) la proportion de pères intéressés aurait été de 59 % (62 % en cas de naissance multiple, et 72 % en cas d’adoption). Et si le répondant est un père7, cette proportion de pères intéressés monte à 83 %.

Ce résultat ne doit pas surprendre : il existe, en France, un fort potentiel de rééquilibrage des rôles entre activité professionnelle et parentale, et donc au sein des couples, à condition de lever le frein financier. C’était le constat de l’ethnologue Danielle Boyer, qui a longuement étudié les pères en congé parental : « si, en France, le congé parental était mieux financé, les mentalités seraient prêtes à faire ce pas et les hommes à le prendre (…) selon moi, les mentalités sont prêtes. Pour l’instant, la force des représentations est de toute façon obstruée par le manque d’incitations financières.8»

Une des raisons de son optimisme est qu’en France, il n’est pas considéré comme anormal de confier un enfant de moins d’un an à quelqu’un d’autre que sa mère, ce qui n’est pas le cas forcément dans les pays (Allemagne ou Suède) où l’enfant reste avec sa mère une année entière. Si l’on peut confier un enfant de six mois un enfant à un assistant maternel ou une crèche, on peut a fortiori le confier à son père !

Conclusion


Par cette enquête, l’Unaf souhaitait explorer la question de la conciliation selon l’angle propre des parents : comment ont-ils fait ? Qu’est-ce qui aurait pu améliorer leur parcours ?

L’enquête révèle des parcours de conciliation marqués par des contraintes temporelles et financières fortes et à un feu croisé de responsabilités éducatives lourdes et de multiples injonctions médicales ou sociales, laissant assez peu de place aux préférences, souhaits ou aspirations et demandant des arbitrages complexes. L’arbitrage entre temps et argent n’est pas le moindre : comment gérer une période qui exige une intense activité domestique sans déstabiliser les finances du foyer ?

Des six leçons que l’on peut retirer de cette enquête, on peut en tirer une septième : si le dispositif français de réduction ou suspension de l’activité professionnelle dans la petite enfance était réformé, c’est la capacité du nouveau système à répondre à cette question simple du « comment faire ? » qui commandera son succès. Un succès qui passe par une meilleure indemnisation des suspensions et réductions d’activité juste après les congés maternité ou paternité, suivis de la garantie de pouvoir faire accueillir son enfant.

1/ « C’est tout au long de la première année de vie que le bébé construit un style d’attachement plus ou moins sécure envers ses parents. Il est bien établi que la durée du temps partagé par les parents et l’enfant fait partie des éléments déterminants de la qualité de l’attachement qui, à son tour, assure la base pour un développement harmonieux. » Les 1000 premiers jours — Là où tout commence », Vie publique.fr, https://www.vie-publique.fr/rapport/276114-les-1000-premiers-jours-la-ou-tout-commence.
2/ « Rapport Damon-Heydemann conciliation vies familiale et professionnelle », consulté le 1 mars 2022, https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/l-actualite-du-ministere/article/rapport-pour-renforcer-le-modele-francais-de-conciliation-entre-vie-des-enfants.
3/ Retrouvez le rapport complet de cette enquête thématique sur notre site : https://www.unaf.fr/

5/ Sans que l’on connaisse la pérennité de ces conséquences : il s’agit bien d’identifier la présence ou non de variations au cours du parcours.
6/ « Les 1000 premiers jours – Là où tout commence ».

7/ La plupart des questionnaires ont été remplis par une mère : les réponses concernant l’autre parent étaient alors remplies par cette mère. Par contre, 150 répondants directs étaient des pères.
8/ « Congé parental : pourquoi les pères le prennent-ils si peu ? », Maddyness – Le média pour comprendre l’économie de demain (blog), 26 avril 2021, https://www.maddyness.com/2021/04/26/conge-parental-peres-meres/.